L’assiette avec son jambon-beurre claque
sur la table.
— Merci, bafouille-t-il en écartant son
demi des lèvres.
Calixte croque dans le pain frais du
jour. La croute craque sous ses dents. Il vient dans cette brasserie pour cette
unique raison. Le pain n’y est jamais mou, pas comme ces trucs industriels que
certains osent qualifier de baguette. Pour le pain, et le beurre aussi,
généreusement tartiné sur la mie. Des miettes s’accrochent à son écharpe. Un
geste de la main et elles pleuvent sur le bitume constellé de chewing-gums
incrustés, régalade pour les pigeons circulant entre les chaises, prêts à
fondre sur la moindre rognure.
Il tire de la poche intérieure de son
par-dessus la carte de visite du mauvais payeur. Vient à ses narines le parfum
des cheveux de Delphine. Une femme et du bon whisky jusqu’à ce que son esprit
perde le fil de la réalité. Indiscutablement, il n’avait pas gaspillé son temps
hier soir. Le graphisme est épuré. Sur le fond bleu roi surgissent les
caractères blancs d’une police recherchée : « Hervé Inseule, avocat
d’affaire ». Le style de ce bête morceau de carton pue l’humilité de ceux
qui se plaisent à l’orgueil. Le cabinet est rue Rollon, juste à côté. Il
regarde sa montre, treize heures trente. Sa décision est prise. Le temps de se
caler la dent creuse et il ira faire un coucou au maître.
Deuxième bouchée. Mastication appliquée.
Déglutition suave. Une gorgée de bière. Le magma nutritif descend le long de
son œsophage, tombe sur son estomac avide, sans savoir s’il s’alimente ou
éponge. Ce doute, voilà une éternité que Calixte ne cherche plus à le dissiper.
Il déjeune, tout simplement. Croc après croc, la satiété rayonne, chaleureuse,
de son ventre vers le reste du corps. La dernière bouchée le trouve déjà repu.
Une clope, deux cafés noirs, il s’enfonce contre le dossier en osier de la
chaise. Satisfaction.
Au loin, le beffroi sonne deux coups. Il
s’ébroue. La note réglée, il file au 24 rue Rollon. La plaque à droite de la
porte ressemble à toutes les autres. Avant de pénétrer dans l’immeuble, il est
important de signaler aux passants la qualité des autochtones. On sait à quoi
s’attendre, on peut dès lors adopter la bonne attitude en fonction de nos
envies, prendre ou recevoir. Calixte appuie sur l’interphone dernière
génération, œil vidéo stoïque et lumière bleue sur un cadran chromé. Une voix
nasillarde s’élève.
— Cabinet Inseule (prononcé inzeule) et Fanard. Vous aviez rendez-vous ?
— Je souhaite voir maître Inseule ?
— Il n’est pas là le mercredi
après-midi. Puis-je prendre un message ?
— Laissez tomber.
Avec ces interphones, la voix robotisée
de l’employé vous renvoie sèchement au rang de parasite en s’évitant la gêne
d’un regard contrit ou d’une moue désolée. A quoi bon salir les marbres de
l’entrée et le bois vernis de l’escalier ? Pourquoi perdre du temps en
creuses interactions humaines ? Calixte se perd dans le flot des passants,
peste entre ses lèvres pincées. Il n’aime pas se faire rembarrer. Il n’aime pas
non plus passer plus de temps que prévu sur une affaire. Il s’imaginait qu’une
simple visite de courtoisie suffirait. Que dalle. Il allait devoir fouiller la
vie du baveux.
En remontant la rue Beauvoisine, il fait
halte au Shamerhan. Leïla est derrière le comptoir à briquer le zinc.
— Salut. Echange de bises. Un demi s’te
plait.
— Je t’amène ça.
La température est clémente. Calixte se
cale en terrasse. Il sort son paquet de clopes, son smartphone. Il s’allume une
tige, conserve cinq seconde la fumée dans ses poumons, la recrache lentement,
puis d’un coup de pouce allume Facebook. De la même manière que les DRH lors de
leurs recrutements, cette application est devenue la première étape de chacune
de ses enquêtes. Il ne s’attend pas à y trouver grand-chose. Le type connait le
droit et les robes noires prennent soin de leur image. Effectivement, son
compte est verrouillé comme il se doit. Néanmoins, et c’est une information
cruciale, au-dessus d’« Hervé Inseule » écrit en Arial noir apparait
en médaillon sa trombine. Une mâchoire bien dessinée, des joues rasées de près,
un nez droit et le front ni trop haut, ni trop bas, des traits de gravure de
mode qu’aucun pli adipeux ni aucune ride ne viennent contrarier. La coiffure
est impeccable : raie à droite précise et la mèche vers la gauche bien à
plat. Le nœud de cravate est soigné. Le sourire tout en dents blanches est parfaitement
étudié, entre l’invitation et la menace. L’image parfaite d’un Jean-Stéphane
capitalo-traditionnaliste, rassurante pour le riche client, effrayante pour le
crève-la-justice écrasé sous l’épée aveugle de l’institution judiciaire.
— C’est qui ce mec ? Il a une
tronche de notaire, ou d’avocat.
Leïla pose le sous verre en carton puis
la bière. Calixte manque de l’envoyer bouler. Il n’apprécie guère qu’on regarde
par-dessus son épaule. Finalement, il sourit.
— Ce mec a vraiment la gueule de
l’emploi. Calixte avale une gorgée. Tu l’as deviné, il est avocat. On croirait
presque une caricature faite par un humoriste.
— Te moques pas trop parce que dans le
genre caricature, tu te poses là, rétorque-t-elle dans une grimace. Il a fait
quoi ton avocat ?
— Secret professionnel madame.
Une moue boudeuse déforme les lèvres de
la jeune femme. Voyant qu’il ne pipe mots, elle finit par rentrer dans le rade.
Maintenant qu’il sait à quoi il ressemble, il va lui falloir trouver où il
crèche. Les avocats aiment dénicher des informations que n’ont pas les
magistrats, ou la partie adverse, ce qui offre régulièrement à Calixte
l’opportunité de régler ses dettes. Bon, ils paient mal mais ils ont toujours des
petits boulots pour combler un après-midi morne ou un tuyau à partager quand ça
piétine. Calixte fait le tour de son répertoire et commence sa partie de pêche.
Sur les petits carreaux de son carnet, les pattes de mouche s’amoncellent.
Hervé Inseule est marié à Estelle, vingt-neuf ans quand lui en a trente-trois.
Ils ont deux filles, la première a trois ans, la seconde six mois. Depuis un
an, ils habitent au 62 rue Georges Clémenceau, un quartier cossu de
Mont-Saint-Aignan, juste à la limite de Rouen, au-dessus de la gare.
Seize heures trente. Calixte est debout
devant la maison de maître. Quand les ouvriers crasseux de trimer pour
entretenir leur misère s’entassaient dans les immeubles insalubres en ville,
les patrons des usines qui se goinfraient sur leur dos se faisaient bâtir de
belles demeures loin des miasmes prolétaires. Même s’ils en étaient les
principaux responsables, ils préféraient l’air pur des coteaux, les joies de
l’entre soi à la vue quotidienne des effets désastreux de leurs décisions
industrielles. La richesse, oui, mais sans le malaise moral de devoir en
côtoyer les pourvoyeurs. Calixte secoue la tête. Depuis quand a-t-il une
morale ? Qu’est-ce qu’il en a à foutre de la misère ouvrière du
siècle passé? A ce qu’il sait, ce n’est pas elle qui lui remplit le verre.
La baraque est à l’image de l’ambition
d’Inseule : trop grande. Mais là n’est pas le problème. La façade de silex
et de briques rouges sert plus à étaler son pognon qu’à se loger. D’ailleurs,
la Mini au moteur froid de madame garée devant le garage fermé, avec ses rétros
floqués de l’Union Jack sont encore une pièce à l’échafaudage de sa
notoriété : l’ostentation à défaut de substance. Il s’avance vers
l’entrée. Pas d’interphone compliqué ici, une simple sonnette garde la grille
en fer forgé noire. Il appuie dessus, compte jusqu’à deux, relâche. La porte
au-dessus des trois marches du seuil finit par s’ouvrir. Une blonde, trop
maigre à son goût, le sein en goutte d’eau pointant un téton arrogant à travers
le tee-shirt Levis, lui jette un regard suspicieux. Pas un bonjour, rien. Ces
bourges, j’te jure, ne peut-il s’empêcher de penser.
— Bonjour madame, monsieur Inseule
est-il là ?
— Qui le demande ? Le ton est sec.
— Calixte Flocard. C’est pour affaire.
La porte se referme. Trois minutes plus
tard apparait la gravure de mode. Bon, en vrai, il en impose moins que sur sa
photo de son profil mais faut le reconnaitre, il a du style. Le pas vif, il
descend les quelques marches et se plante de l’autre côté la grille. Tout un
symbole !
— Je n’ai pas l’honneur de vous
connaître monsieur Foccart.
— Non, lui c’est la Françafrique. Je
suis plus modeste. Calixte lui tend une carte. Je viens de la part de PM, du
Filin. Ça vous revient ?
La suffisance s’efface de l’homme de
loi. Une seconde, la gêne gâte son beau visage. Puis le contrôle social reprend
le dessus. Visage fermé, il murmure un « suivez-moi » tout en ouvrant
la grille. Calixte obtempère, hoche la tête à l’adresse de sa femme en passant
devant elle. Ils montent l’escalier dans le vestibule dont les marches cirées
sont couvertes d’un tapis rouge. Palier, porte de gauche, une grande pièce
parquetée au milieu de laquelle trône un bureau en bois massif. Une haute
fenêtre dispense généreusement les dernières lueurs du jour. Contre le mur du
fond, des étagères lourdes de volumes hétéroclites. Il s’en approche quand
l’autre passe derrière son bureau et ouvre un tiroir.
— Combien je lui dois ?
— Il m’a dit que vous étiez ivre mais je
ne pensais pas que cela allait jusqu’à l’amnésie. Il sourit. Un regard le
fusille. Pas d’humour. Quatre cent trente euros.
Calixte se concentre sur les étagères
pendant qu’Inseule compte les billets. C’est étrange. Evidemment, les Dalloz
rouges trônent en bonne place aux côtés d’ouvrages de philosophie politique —
tiens, Machiavel, d’histoire — La France de Vichy de Paxton — et de tout un tas
de sujets plus anodins, allant du jardinage à l’estampe japonaise. Des centres
d’intérêts éclectiques ne sont-ils pas signe de bon goût ? Inseule se doit
d’avoir bon goût. Surprenant dans ce tableau du parfait touche-à-tout, la collection complète des DVD Walt Disney. Ça
jure dans le décor. Il passe le doigt sur chacun d’eux : Cendrillon,
Aladin, La petite sirène. Un regard vers le bureau. L’autre recompte sa liasse.
D’un tour de main, Calixte cale Ariel sous son aisselle et se rapproche du
mauvais payeur. Celui-ci lui tend l’argent.
— Quatre cent cinquante tout rond.
— Il y a vingt de trop.
— Disons que c’est pour le service à
domicile. Le sourire que lui lance Inseule ne lui plait pas du tout.
Laissez-moi vous raccompagner monsieur… coup d’œil sur la carte, Flocard.
Il n’y aurait pas un bébé dans ses bras,
la femme semblerait ne pas avoir bougé du bas de l’escalier. Sur un hochement
de tête, il quitte la maison. A peine la porte fermée, il imagine le « qui
était-ce ? » de la femme et la réponse évasive du mari. Dehors, l’orange
des lampadaires a remplacé le gris du ciel, noir à présent. Le sourire aux
lèvres, presque guilleret à la perspective d’avoir pourri la soirée de Maitre
Inseule, Calixte retourne en ville. Il aime ce sentiment, celui du travail bien
fait.